Les clichés sur papier sont des photos mises en mots. Ils décrivent, bien entendu, les lieux et les gens des alentours à un moment précis, mais ils vous donnent également accès aux odeurs, aux sons et au goût des choses. Tirés d'anecdotes vécues, parfois amplifiés par un sentiment inspirant, ils vous transportent momentanément là où j'étais. L'instant de quelques phrases, de quelques mots, je vous donne accès à ce qui se passe dans ma tête et dans mon corps pour que vous puissiez, vous aussi, vivre un peu de ce voyage avec moi.
Odeur sucrée - Seattle, Washington Nous faisons la file. Une odeur sucrée nous a menés jusqu'ici. Nous ne connaissons pas l'endroit, ni ne savons de quelle gourmandise provient cette douce odeur, mais nos sens sont trop émoustillés pour remettre en question notre présence dans la longue file d'attente. Alors nous attendons. Les gens entrent, un par un, fébriles, dans le minuscule endroit et ils en ressortent souriants, l'air satisfaits, avec un petit sac fumant de chaleur. Mais qu'est-ce que ça peut bien être? Ça a l'air si bon. Nous avançons d'un pas. Mmmmmmh, nous sommes maintenant sous la trappe d'aération. Un vent chaud et sucré nous enveloppe, faisant monter en flèche notre niveau d'excitation face à la gâterie encore inconnue. À travers la fenêtre du petit local, les femmes sont à l'ouvrage, pétrissant la pâte, sortant les trésors du four et tendant les délicieux petits sacs aux clients qui salivent. C'est finalement notre tour. Devant la multitude de choix qui s'offre à nous, c'est dur de décider. Mais quelle est la pâtisserie qui nous a menés ici? Laquelle a cette odeur si séduisante qu'elle nous a fait languir pendant de longues minutes? Nous en choisissons finalement une au hasard, question de ne pas faire attendre plus longtemps les suivants. Elle est délicieuse. Mais est-ce la bonne? Impossible de savoir à coup sûr. C'est peut-être ça, le secret de cet endroit si populaire? Leur véritable délice, c'est l'attente et l'anticipation qui deviennent une mémorable expérience sensorielle. Le dépanneur du coin - Ville inconnue, Oregon J'avais envie d'une crème glacée depuis l'après-midi. Je suis donc entrée dans un dépanneur pendant que Debi demandait le plein d'essence. En entrant, tout de suite à droite, je vois le congélateur à friandises glacées. J'en choisis une. Je referme le couvercle, je me retourne et je fige. Devant moi, un mur entier de fusils de toutes sortes, accrochés simplement au-dessus du comptoir ou carrément empilés contre les armoires. Des pistolets, des carabines, tous les formats sont disponibles et identifiés avec un bout de carton sur lequel on a écrit un prix au feutre noir. Un couple d'adolescents se choisit un sac de jujubes en riant. Derrière eux, un homme et sa femme comptent les balles de leur nouvelle acquisition. Le fou rire - Portland, Oregon David et moi attendons le tramway. Autour de nous, il y a plein de fillettes habillées en princesses, toutes droit sorties d'un spectacle Disney qui avait lieu dans l'amphithéâtre d'à côté. Nous avons voyagé toute la journée et nous sommes fatigués. Une famille près de nous parle en Espagnol et ça nous lance sur une discussion à propos de l'origine des langues. Trop fatigué, David me baragouine une phrase sans bon sens, sur les "origeaises francines" et ça déclenche en moi une envie de rire incontrôlable que je ne peux retenir. Il me regarde, l'air incrédule, les sourcils levés d'incompréhension face à mon euphorie. Je pleure. Je pleure de rire et j'enlève mes lunettes parce qu'elles sont pleines de larmes insensées. Les princesses aussi me regardent sans comprendre. Je ris jusqu'à ce que ça ne soit plus drôle. La forêt enchantée - Short Beach, Oregon Autour de moi, tout est vert, ou presque. Les feuilles froissent sous mes pieds à chaque pas que je fais sur la terre encore humide de la dernière pluie. Il y a un restant de brouillard qui enveloppe le paysage et la lumière, filtrée par les branches, ajoute une touche de magie à l'atmosphère déjà spéciale. Un épais tapis de mousse couvre le sol, d'un vert intense sur lequel la rosée forme des perles qui scintillent lorsque j'avance. Le vert s'étend jusqu'au tronc des arbres qui sont gigantesques et me font sentir minuscule dans cet univers démesuré. La végétation qui envahit les géants se transforme à mesure que mon regard se lève sur eux. Le moelleux coussin humide habillé les arbres jusque sur leurs branches et se termine gracieusement en de nombreux filaments verts pâles qui pendent des branches. Comme un voile devant une fenêtre, ils flottent au vent et jouent avec la lumière d'une jolie façon. Loin devant moi, au bout du sentier, j'entrevois l'endroit où je vais. C'est lumineux et dégagé comparé à la forêt enchantée dans laquelle je me trouve. Je sais que la mer m'y attend et que les vagues m'apporteront l'odeur du sel marin et des algues. Mais pour l'instant, je ferme les yeux et j'inspire longuement pour m'imprégner de l'odeur humide de la terre et des feuilles d'automne qui virevoltent autour de moi. La vipère du bus - Portland, Oregon Nous sommes à l'arrière du bus. Je suis ensevelie par mes sacs à dos, trop gros pour les bancs étroits du véhicule. Près de moi, un homme répand les basses de sa musique autour de lui, à travers ses écouteurs. Loin à l'avant du bus, il y a une femme qui se balance d'avant-arrière en marmonnant des phrases incompréhensibles. Elle est visiblement intoxiquée. J'observe David. Il regarde calmement par la fenêtre et essaie de se repérer dans la ville. Puis, l'odeur me vient. Je l'avais sentie en arrivant, mais je pensais seulement être passée à travers. Non, je suis en plein dedans. Ça sent l'homme, ça sent le sale, ça sent la sueur d'alcool, ça sent le vieux botch mouillé. Ce n'est pas une odeur enveloppante et imposante, c'est plutôt une odeur sournoise qui se glisse en filets subtils, mais constants, entre mes narines. Je le sens, comme un serpent, elle glisse sur moi et laisse sa trace sur mes vêtements. Je suis sur son nid, l'odeur a élu domicile dans le tissu des bancs. Peu à peu, l'inconfort me gagne. Ma colonne s'allonge et se raidit, s'éloignant du dossier. Mes fesses de dandinent de gauche à droite jusqu'à ce qu'elles atteignent le bout du siège. J'essaie de minimiser le contact de mon corps sur le tissu odorant. Je me fais toute petite, crispée, immobile, pendant que l'odeur s'enroule autour de moi et me serre le cou. Juste avant qu'elle ne m'étouffe complètement, le bus s'arrête ; c'est la station où nous devons descendre. Je peux enfin respirer.
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Septembre 2020
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