Petit poisson d'eau douce

Je ne suis qu'un petit poisson d'eau douce. Les vagues, le courant et l'immensité de l'océan me figent et m'angoissent quand je me retrouve au milieu de ceux-ci. Et pourtant, une planche sous le bras, je me suis lancée dans l'imposante mer ce matin. Mais ce n'était pas avec la prétention de pouvoir la dominer, elle, mais plutôt mes propres peurs.

J'avais un mentor, un guide pour m'accompagner. Malgré tout, une fois dans la grandeur de l'océan, mon système de défense s'est activé, tout mon être s'est mobilisé pour survivre. Les pupilles dilatées, les yeux quasi exorbités, le souffle accéléré, les muscles contractés, le cœur battant à tout rompre, j'ai pagayé de toutes mes forces directement vers la gigantesque vague qui s'approchait, me répétant mentalement, puis finalement à voix haute, frénétiquement, que tout allait bien aller, que j'allais passer à travers.

Je suis finalement passée par-dessus (c'est bien mieux), avec la drôle de sensation qui nous prend au ventre dans une montagne russe. De cette vague, s'en est suivi une autre, intérieure, émotive (ou physiologique, plutôt) qui m'a envahie jusqu'à me laisser confuse entre l'envie de pleurer et l'envie de recommencer. Tremblante sur mon high d'adrénaline, j'arrivais à peine à intégrer ce qui venait de se passer, submergée par un trop plein d'informations (contextuelles, motrices, émotionnelles), que, déjà, mon instinct de survie se remettait en marche puisque l'ennemi attaquait de nouveau.

Encore une fois, puis une autre et encore, jusqu'à ce que la série de vagues s'épuise et qu'enfin, le calme revienne pour un moment, me laissant le temps de digérer l'expérience et les enseignements qu'elle avait à m'offrir.

J'avais survécu, et j'avais même eu du plaisir. Par la répétition imposée, malgré l'intensité, j'avais compris et intégré quelques patterns, simplement à flotter sur ma planche dans cet environnement qui me semblait tellement hostile. Sans trop savoir comment ni pourquoi, je constatais que, de vague en vague, je gérais mieux la situation. Tranquillement, j'apprivoisais la bête. Et c'était ça mon objectif : apprendre à connaître la mer, comprendre son fonctionnement pour qu'elle me laisse jouer avec elle, qu'elle m'autorise à envahir son territoire.

J'avais déjà surfé de plus petites vagues, emmenée par un professeur qui me disait où aller, quand pagayer et quand me lever. Mon défi ici n'était donc pas de conquérir la vague, debout sur la planche. Ça, ce n'est que le bonbon, la récompense. C'est la petite victoire instantanée que promettent tous les surf shops après même une seule leçon. Je l'avais déjà eu, cette satisfaction de maîtriser mon équilibre et de rocker la vague, mais ce n'est pas ce que je cherchais à accomplir aujourd'hui.

Je voulais comprendre. Je voulais apprendre à lire la mer et pouvoir prendre mes propres décisions. Je devais me donner des outils, des points de repère pour surmonter ma peur de la grande eau. Sans la compréhension de cet élément qui n'est clairement pas le mien, je n'osais pas m'y aventurer. J'avais peur d'être au mauvais endroit, peur de faire des erreurs, peur de déranger, peur de ne pas être à la hauteur, peur de perdre le contrôle...Juste peur pour mille et une raisons parfois rationnelles et parfois non.

C'est comme ça que, même après deux semaines à El Tunco (l'endroit par excellence pour surfer), je n'avais pas encore osé prendre une planche et m'aventurer au large. Je sentais que je n'avais pas la permission, que je n'étais pas encore digne de ces vagues. Je me contentais d'observer à partir de la plage, j'attendais l'invitation.

Mais ce matin, j'avais un ami commun avec la mer, quelqu'un pour faire les présentations : "Gabrielle, voici l'océan. Océan, voici Gabrielle." Comme la petite sœur qui essaie de s'intégrer au groupe d'amis de son grand frère, j'ai d'abord observé, écouté et tenté de comprendre la dynamique des différents éléments. Puis, lorsque j'ai cru avoir compris et bien interprété quelques notions, je me suis aventurée.

Parfois après un bref succès, parfois sans succès du tout, le coup d'humilité me ramassait immanquablement autant que la vague. La tête en bas, les membres dans des positions anatomiquement non-recommandables, le bas de maillot à moitié arraché, les bouillons dans le nez, la vague me propulsait dans tous les sens dans un puissant tourbillon. Ce n'est pas la planche qui était attachée à moi, mais plutôt moi qui se faisait traîner par elle. Et quand, finalement, je réussissais à m'en sortir, je devais prendre un moment pour rassembler mon courage et me décider à y retourner une fois de plus. La morve au nez, les yeux embrouillés, les cheveux ébouriffés, le menton plein de bave, telle une guerrière sans aucune crédibilité, je retournais au champ de bataille pour affronter un ennemi bien trop grand pour moi.

C'est ainsi que s'est déroulé la première séance de ce que j'appelle mon entraînement océanique. Avec des objectifs réalistes et vraiment sans aucune prétention, avec mon gardien pas trop loin (mais pas trop proche non plus), j'explore et j'expérimente pour apprivoiser cet élément et, peut-être un jour, oser penser que je deviendrai un poisson de la Grande Eau.